Dialogue sur notre nature humaine

 

Introduction

Il est essentiel que de temps à autre nous nous arrêtions pour réfléchir sur la nature humaine. Coup de chance, voilà que deux grands penseurs de notre temps, Boris Cyrulnik et Edgar Morin, se livrent justement à un tel exercice! Cet exercice nous est accessible via un petit livre de la Collection Marabout[1]. Ce dialogue nous permet de constater qu’il y a convergence de pensée entre les deux savants. Plusieurs de ces convergences entre d’autres grands penseurs ont été constatées et rapportées dans l’essai principal sous l’onglet « Philosophie ». D’où mon intérêt pour ce dialogue entre ces deux érudits, chacun dans son domaine. La présente réflexion est divisée en trois parties : la première est un résumé de ce dialogue entre le neuropsychiatre et le philosophe et anthropo-sociologue. La deuxième partie comprend mon appréciation et mes commentaires. Finalement, une discussion et une conclusion constituent la troisième et dernière partie.

Résumé

Nous sommes dans un monde où tout est en communication, en interaction. Cela nous indique que la pensée humaine est une, ou à tout le moins elle évolue dans ce sens. « … il ne suffit pas de juxtaposer les apports du sociologue, du psychologue, du biologiste, il faut les raccorder. »[2]

Les auteurs s’intéressent ensuite à l’esprit. Ou l’homme est naturel et il est un élément parmi les vivants; ou il est surnaturel et son corps n’est qu’un vague support éphémère de l’esprit? L’esprit n’est possible que s’il y a un support physique, en l’occurrence le cerveau, et un bagage culturel. « Nous réalisons alors l’interdépendance formidable entre ce que l’homme a de culturel et de psychologique et ce qu’il a de cérébral et de biologique. »[3]

Pour la suite, les auteurs intègrent dans leur réflexion l’enseignement de la paléontologie et de l’histoire ancienne. Boris Cyrulnik nous rappelle que ce que nous sommes est le résultat d’une lente évolution dont les débuts remontent à des millions d’années. L’auteur fait état de cette évolution comme une succession de naissances. Parmi les plus significatives, il note l’hominisation, la domestication du feu, l’Homo sapiens, l’apparition du langage et les sociétés historiques apparues il y a quelque dix-mille ans. Ces dernières « … comportent l’agriculture, les villages, les milices, les villes, l’État, la souveraineté, la guerre, l’esclavage, les grandes religions, la philosophie, l’intelligence, toutes choses absolument ambivalentes. Aujourd’hui, la question est de savoir s’il y aura une nouvelle naissance de l’humanité … »[4]

Selon Edgar Morin « le trésor de la vie et de l’humanité c’est la diversité. »[5] L’évolution vers la noosphère, cette nappe pensante sur la terre, ne veut pas dire homogénéiser. Il doit plutôt s’agir de l’unité dans la diversité. L’auteur voit l’unité dans la diversité comme un projet à réaliser et non un avancement naturel qui se fait sans l’apport de la culture.

L’Évolution selon Boris Cyrulnik implique la mort des théories. Des théories plus évoluées sonnent le glas des théories plus anciennes. Nous pouvons être certains d’un fait, mais, pour les théories, c’est autre chose. D’où cette réalité : « Si l’on veut vivre, on est voué à débattre et à combattre, c’est évident. »[6] Ceci fait dire à Edgar Morin que nous vivons dans l’incertitude : « La vie est une navigation sur un océan d’incertitude, à travers des archipels de certitude. »[7] L’angoisse apparaît alors comme une conséquence inévitable. La riposte à l’angoisse, dit-il, c’est la communion, la communauté, l’amour, la participation. Sans ces manifestations très humaines, c’est la destruction.

Boris Cyrulnik de poursuivre que la pensée ne peut faire abstraction de nos émotions et de nos sentiments. Il ne faut pas tout chercher à rationaliser. Comme le disait Freud, nous cherchons à rationaliser notre pensée dans le but de justifier nos émotions.  Boris Cyrulnik pense plutôt « [qu’] Il faut cesser de dire que l’intelligence doit se faire au détriment de l’affectivité. »[8] Edgar Morin se dit d’accord avec cet énoncé qui ouvre la porte à l’irrationnel : « Si la rationalité contrôlait tout, il n’y aurait plus d’inventivité dans l’espèce humaine. »[9] Contrairement à ce que nous ont fait croire les philosophes, la théorie du monde est influencée par un accident ou une expérimentation sur le cerveau. C’est-à-dire que la modification physique du cerveau influence notre perception du réel.

Se référant à Paul Valéry, Boris Cyrulnik propose que nous sommes menacés par deux grands dangers : l’ordre et le désordre. D’une part, l’ordre étant nécessaire à la cohérence pour avancer alors que d’autre part le désordre est nécessaire pour ne pas se figer dans une doctrine. Edgar Morin ajoute que c’est dans cet équilibre instable que se manifestent la liberté et l’autonomie nécessaire à notre initiative et notre créativité.

Ici, Boris Cyrulnik explique que la notion de récit se construit de faits, mais aussi d’affectivités inconscientes perçues sans représentations, ni images, ni mots. Ce processus psychosocial nous expose au discours d’influenceurs. Dans cette optique, Edgar Morin ajoute que tout commence par une déviation qui sous influence favorable peut engendrer une tendance. « C’est pour cette raison que l’avenir du monde est incertain. »[10]

Pour Edgar Morin, la suite dépend de nous : « Nous n’avons pas dans nos gènes la clé pour le monde de l’avenir : c’est dans nos consciences, nos volontés, nos intelligences que le problème se trouve posé. »[11] Pour ne pas retourner à la barbarie, il nous faut réussir la mise en œuvre du sens de la communauté à l’échelle planétaire. « Je pense que l’ouverture à soi et l’ouverture à l’autre sont effectivement deux faces de la même chose. »[12]

Appréciation et commentaires

De ce rapprochement entre ces deux grands penseurs je retiens les idées et concepts suivants :

La pensée humaine est « une »

La culture scientifique poussée en avant par sa méthode a comme conséquence une sorte d’isolement des domaines de recherche. Comme s’il y avait des étapes, des jalons, au nom de la cohérence de la pensée humaine, des efforts de synthèse doivent être réalisés de temps à autre pour mieux avancer.

Ce même schème de pensée fait dire à Noah Harari que la civilisation, bien qu’elle soit le résultat de l’apport de la diversité des cultures, est « une » et universelle.[13]

L’esprit humain

Nous connaissons peu de l’esprit. Beaucoup de recherches sont effectuées sur le cerveau, mais l’esprit demeure énigmatique. Toute recherche ayant pour but de mieux comprendre l’esprit doit mettre en œuvre conjointement les travaux des psychologues et des biologistes. Serait-il aussi nécessaire d’y ajouter la contribution de la spiritualité? Dans un autre ouvrage, Boris Cyrulnik[14] observe que cette spiritualité, libérée d’approches plus dogmatiques, élargit la fraternité à tous les croyants.

La paléontologie et l’histoire ancienne

Ce que nous sommes est le résultat d’une lente évolution amorcée il y a des millions d’années. Cela nous suggère un rapprochement avec Teilhard de Chardin en particulier, avec la loi de complexité – conscience. C’est-à-dire, que la conscience grandit à mesure que le vivant se complexifie. Il s’agit toutefois d’un rapprochement partiel, puisque Cyrulnik et Morin qualifient les étapes de l’évolution comme des phénomènes ambivalents alors que Teilhard de Chardin nous propose une vision déterministe.

La diversité du vivant

L’unité dans la diversité est un projet de grande envergure beaucoup plus réaliste que la recherche de l’homogénéité. La diversité culturelle tout comme la diversité du vivant est un enrichissement nécessaire à la réussite de la noosphère. Boris Cyrulnik nous apprend que « 99% des espèces vivant à l’origine ont aujourd’hui disparu. »[15] À notre étape de l’évolution, nous sommes alors placés devant une question terrifiante : « Quelles seront les cultures gagnantes? ». Il n’y a donc pas de possibilité d’éviter les conflits. Les conflits de nature culturelle que nous pouvons entrevoir sont beaucoup plus à redouter que les conflits de nature économique puisque, la culture est plus profondément enracinée chez les humains que la sauvegarde des richesses matérielles. Cette confrontation anticipée des cultures fait renaître dans notre mémoire les guerres de religion.

L’incertitude et l’angoisse

Difficile d’éviter l’angoisse lorsqu’on entreprend une réflexion sur la nature humaine, pour ne pas dire sur la condition humaine, puisque cette réflexion peut nous amener dans toutes sortes de directions. Difficile d’admettre qu’une doctrine vénérée depuis des décennies soit délogée de notre bagage de connaissances par une nouvelle théorie. Le seul moyen d’échapper à l’angoisse selon Edgar Morin c’est avec la communion, la communauté. D’où l’importance de réaliser la synergie entre toutes les actions des humains de bonne volonté, autant les efforts journaliers que les projets à long terme. Si tant est qu’il existe d’autres moyens que l’essai et l’erreur pour faire progresser l’humanité encore dans sa phase juvénile. Dans cette optique, je ramène ici cette réflexion de Henri Laborie : « Le seul fait de se sentir seul dans ce cosmos angoissant devrait pousser les hommes à se serrer les uns contre les autres, à considérer tout homme comme un ami et comme un malheureux prisonnier qu’il est et comme chacun de nous l’est. Mais il est plus facile de professer en paroles un humanisme de bon aloi, que de rendre service à son voisin de palier. »[16]

L’émotion, l’affectivité, l’irrationalité

Il est vrai que la philosophie antérieure à Nietzche ne laissait que peu de place à l’irrationnel. Les plus modernes comme Luc Ferry admettent que la philosophie peut contenir de l’irrationnel. La thèse défendue sur le présent site web propose que l’amour, ce sentiment humain de haute noblesse est une fenêtre ouverte sur la spiritualité. Mais tout ce qui est perçu comme irrationnel doit faire l’objet d’une attention particulière pour éviter de sombrer dans la fabulation. L’irrationnel peut être d’origine interne et externe à notre être. En effet, Boris Cyrulnik nous informe que le sentiment est provoqué par une représentation extérieure, alors que l’émotion est d’origine biologique.

Ordre et désordre

L’évolution n’est pas linéaire, elle est aux prises avec l’antinomie ordre – désordre. Cette difficulté nous ramène à la réalité incertaine dans laquelle nous vivons. Cette antinomie est conforme aux résultats des recherches de Ilya Prigogine sur les structures dissipatives. Ce prix Nobel de chimie (1977) a fait la découverte surprenante que dans certaines réactions chimiques l’ordre est précédé d’une situation chaotique. Cette observation du domaine de la chimie s’applique à toutes les disciplines de la science moderne nous dit Prigogine qui avance aussi que ce phénomène s’observe dans les mouvements de sociétés. D’où cette expression consacrée : « l’ordre naît du chaos. »

Initiative et créativité

À propos de l’initiative et de la créativité, je vous propose de constater comme moi le rapprochement à faire avec la Section « L’esprit d’entreprise » sous ce même onglet « Réflexions » sur ce site web. Cette Section cherche à faire la démonstration qu’il existe un fondement philosophique à l’esprit d’entreprise. Il en résulte que cet état d’âme a toutes ses lettres de noblesse. Dit autrement, la créativité est un constituant de la nature humaine.

Pour que s’exercent l’initiative et la créativité, il faut cependant un milieu de vie favorable. C’est la société dans laquelle nous vivons qui définit le degré de liberté essentiel à l’expression de notre unicité.

Nous vivons de récits

Depuis des siècles, les humains ont développé la capacité d’inventer des récits formés à partir du réel et de l’imaginaire. Nos croyances, nos cultures, nos mythes sont des récits. La démocratie est un récit. Nous sommes alors tous susceptibles de subir l’action des influenceurs. L’exemple le plus frappant est celui des leaders charismatiques capables d’induire une déviance à l’origine d’une tendance politique nouvelle. La parole, l’imprimerie et plus récemment les réseaux sociaux, par leur pouvoir d’attraction, peuvent nous entraîner dans des récits coupés du réel. Sur le plan individuel, certains se forgent des récits qui peuvent être à l’origine de la névrose d’angoisse.

Discussion et Conclusion

Ce dialogue d’une grande richesse, entre messieurs Cyrulnik et Morin, montre comment doit se conjuguer l’intériorité avec l’extériorité de l’être humain. Ce que nous sommes est le résultat d’une lente évolution chaotique et demain est une foire d’incertitudes. L’angoisse apparaît alors comme inévitable et n’est supportable qu’avec l’esprit communautaire et l’amour. Ce que nous serons dépendra de notre ouverture dans la diversité et non de l’homogénéisation. Les auteurs nous disent aussi que l’évolution de la pensée ne peut se réaliser sans faire une place aux émotions, aux sentiments donc à l’irrationnel et ce dans un contexte de liberté et d’autonomie nécessaires à la créativité. Les récits que nous imaginons peuvent alors l’emporter en partie ou en totalité sur le réel.

De ce dialogue j’ai retenu neuf concepts en mesure d’enrichir l’essai présenté sur ce site web. De l’appréciation de ces neuf concepts, je conclus comme suit :

les théories successives doivent converger puisque, lentement mais sûrement, nous sommes collectivement parties prenantes de la civilisation et la civilisation est une.

L’esprit humain et son corolaire la conscience, demeurent énigmatiques. Il y aurait lieu de développer des projets de recherche dans ce domaine. La spiritualité laïque, la méditation et les expériences orientales pourraient-elles être mises à contribution?

La paléontologie, l’anthropologie, l’histoire ancienne et plus particulièrement l’histoire récente nous montrent que l’évolution se fait lentement, très lentement et souvent de façon chaotique et ambivalente. La pensée humaine est-elle capable de mieux orienter notre avenir? Le ton plutôt optimiste de l’essai présenté sous l’onglet « Philosophie » sous l’influence de Teilhard de Chardin, m’amène à dire oui. La majorité des humains travaillent au mieux-être de leurs proches et nous dit Luc Ferry, l’amour de nos proches déborde sur la place publique.

Les conflits et combats entre les cultures sont donc inévitables. Mais ce qui est encore plus effrayant : qui de l’intelligence ou de la conscience ne l’emportera? Le développement à vitesse grand V de la cybernétique et de la biologie laisse entrevoir de nouveaux conflits de classe. Les plus riches étant capables de se payer la transformation de leur corps en cyborg et d’ainsi augmenter considérablement leur espérance de vie.

L’incertitude et l’angoisse sont des inséparables. S’il n’y a pas d’autre moyen que le tâtonnement pour avancer, alors ceux parmi nous qui pratiquent l’esprit d’entreprise et de ce fait ont le courage de prendre des risques, ceux-là méritent notre admiration.

Évidemment, les émotions et les sentiments sont des éléments essentiels dans notre appréciation de la nature humaine; ils sont aussi la source des déviations de l’évolution.

La convergence entre Boris Cyrulnik et Edgar Morin apporte un renforcement à celles que nous avions identifiées entre Teilhard de Chardin, Rusbehan, Einstein, Bergson, Jacquard, la philosophie de Jésus-Christ, Luc Ferry et le bouddhisme. Cette convergence constitue notre meilleur guide dans nos initiatives et de notre créativité afin qu’elles contribuent le mieux possible à l’Évolution. Ici, Évolution avec un grand « É » puisque c’est le chemin à suivre vers de plus en plus d’humanité. Cette convergence met en évidence aussi la nécessité d’une culture générale la plus riche possible pour éviter de s’enfermer dans un récit trop étanche. Chaque être humain doit évoluer dans sa communauté, chaque communauté doit évoluer dans sa nation, chaque nation doit évoluer pour faire partie du tout planétaire.


[1] Boris Cyrulnik & Edgar Morin, Dialogue sur notre nature humaine, Éditions de l’Aube

[2] Précité, page 19

[3] Précité, page 22

[4] Précité, page 28

[5] Précité, page 39

[6] Précité, page 46, 47

[7] Précité, page 50

[8] Précité, page 56

[9] Précité, page 58

[10] Précité, page 67

[11] Précité, page 78

[12] Précité, page 88

[13] Yual Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Albin Michel, page 127

[14] Boris Cyrulnik, Psychothérapie de Dieu, Odile Jacob

[15] Précité, voir à la page 38 de la note 1

[16] Henri Laborit, Dieu ne joue pas aux dés, les Éditions de l’homme, 1978, page 220