Psychothérapie de Dieu

Boris Cyrulnik

Résumé

Boris Cyrulnik est neuropsychiatre de renommée mondiale principalement pour ses travaux sur la résilience. Auteur prolifique, il publiait récemment chez Odile Jacob, Psychothérapie de Dieu. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage de vulgarisation, Boris Cyrulnik y conserve une approche rigoureusement scientifique et nous démontre une grande érudition. Voici ce que je retiens de cet essai qui est, pour moi, d’une réelle importance étant donné la thèse que je défends sur ce site web et que je présente sous l’onglet « Philosophie ». Suivra une intéressante recherche de complémentarité avec la trilogie de Yuval Noah Harari (voir « Harari » sous ce même onglet « Réflexions ») et des enseignements que nous pouvons en retirer.

D’entrée de jeu, l’auteur constate que la foi est présente chez la vaste majorité des humains. De fait, seulement 500 millions des humains sur une population de 7,5 milliards (en 2017, année de la publication du livre) s’avouent athées, soit donc, seulement 7 % de toute l’humanité. La vaste majorité des humains est aussi pratiquante. Il nous faut donc reconnaître que « La croyance religieuse est [ … ] un phénomène adaptatif biologique, affectif, social et culturel qui nous apporte d’énormes bénéfices socialisateurs » (page 59). Entre autres choses : « La religion calme la peur de vivre. » (page 296)

« Depuis quelques années, de nombreux chercheurs sont en chantier pour comprendre l’effet psychologique de la croyance en un dieu. » (page 289)
Trois idées ont orienté ces recherches :
1) la religion est un phénomène mental universel qui caractérise la condition humaine, quelle que soit la culture;
2) la religion a un effet organisateur du groupe. Elle agit sur les individus qui composent la communauté et oriente leurs développements neurologique, affectif, et psychologique;
3) les rituels, la hiérarchie des valeurs, la merveille des œuvres d’art religieuses et l’élan transcendantal sont mis en lumière par les religions.

« La principale différence entre les sans-dieux et les théistes se trouve dans le sentiment de sacré que certains ressentent comme une évidence, alors que d’autres n’en éprouvent pas le besoin. » (page 290)

Les recherches scientifiques récentes ont pu démontrer que ce besoin très humain de croire peut même causer des modifications neurobiologiques. La neuro-imagerie permet de préciser que l’élaboration mentale modifie le cerveau.

Ce phénomène religieux s’inscrit dans l’évolution et le développement de l’humanité sur le très long terme. Selon l’auteur, depuis environ 40 000 ans, les humains ont développé la capacité à communiquer autant du réel que de l’imaginaire. Il s’ensuit que « Le développement de la religiosité se construit de la même manière que l’acquisition des langues » (page 45). Notre cerveau capable de décontextualisation utilise le pouvoir extravagant des mots pour remplir notre psychique de représentations telles que Dieu et la vie après la mort. La parole de même que l’imprimerie et plus récemment internet possèdent un tel pouvoir d’abstraction qu’on peut répondre en toute bonne foi à des récits coupés du réel.

La spiritualité est bien une invention humaine motivée par le mystère de l’existence. Elle ne tombe pas du ciel comme dit l’auteur. Elle apparaît dans notre cerveau et, élément important à prendre en compte, elle est amplifiée et précisée par le contexte culturel. La spiritualité nourrit la conscience, laquelle s’interroge sur le monde qui nous entoure et sur notre raison d’exister.

« L’homme est le seul animal capable de s’arracher à la condition animale grâce à la créativité. » (page 273)

L’auteur relate aussi les bienfaits spécifiques de la religion pour le corps, le psychisme et pour les sociétés en général sauf lorsque le système religieux se dérègle. Dans ces circonstances, trois troubles peuvent apparaître :
o Culturels : guerre de religion;
o Psyco-affectifs : fanatisme;
o Neurologiques : extases délirantes ou hallucinations. (page 40)
« La proximité de l’angoisse et de l’extase est en nous. Émotionnellement, Dieu et la mort fonctionnent comme un couple d’opposés. » (page 100)

Il est certain que la croyance aide à vivre et aussi aide à la santé mentale, d’où la prière en situation de souffrance. Inversement, les sans-dieux qui n’ont pas la capacité intellectuelle suffisante et qui ne peuvent vivre dans le doute s’exposent à des problèmes psychologiques si l’un ou l’autre des trois régulateurs de l’émotion se dérègle, lesquels, selon Cyrulnik, sont :
o Le contrôle neurologique;
o La maîtrise verbale;
o Et la normalisation par les rituels culturels.

Chez les grandes religions tels le catholicisme et l’islam, la punition est un rituel culturel important, puisque porteur d’espoir. En effet pour les pratiquants, la punition permet d’expier les fautes et ouvre à nouveau le chemin vers l’au-delà rêvé. Dans le même esprit : « Le sacrifice, en élevant l’âme, devient dépassement de soi et transcendant. » (page 124)

« Ce travail d’abstraction, on peut le faire sans Dieu. Il suffit d’accepter le mystère de la vie sans chercher à l’expliquer à tout prix. » (page 170) Mais pour les agnostiques qui continuent à chercher, le désordre évolutif est inévitable puisque tout projet de recherche peut nous amener vers des découvertes troublantes.

En terminant, et comme nous pourrions nous y attendre, Boris Cyrulnik observe que la foi est un précieux facteur de résilience. Il observe aussi que la religiosité moderne privilégie la spiritualité au détriment d’approches plus dogmatiques. Cette spiritualité élargit la fraternité à tous les croyants.

Complémentarité entre Cyrulnik et Harari

Comme suggéré au début, voyons maintenant comment se compare l’approche du neuropsychiatre avec celle de l’historien sur ces mêmes sujets.

1) Tous deux reconnaissent que foi et religiosité sont en développement depuis la révolution cognitive dont l’origine remonte aussi loin que -70 000 ans selon Harari et -40 000 ans selon Cyrulnik. Donc il s’agit de phénomènes qui agissent à très long terme et qui sont profondément enracinés chez les humains.

2) Tous deux reconnaissent que ces phénomènes ont une assise biologique et non mystique.
Sensations, émotions et désirs sont des algorithmes raffinés qui agissent dans les mêmes zones du cerveau de tous les mammifères selon Harari.

3) Selon Harari, la religion est une création des humains et se définit par ses fonctions sociales. Ce besoin est tel, selon lui, que dans les régions du globe où les religions traditionnelles sont en perte de vitesse, l’humanisme est en devenir d’être une religion dont on pourrait dire qu’elle est de notre temps. Pour Cyrulnik, la religion a un effet organisateur du groupe donc un fait social.

4) Harari nous signale que la spiritualité, c’est mettre en doute et se diriger vers une destination inconnue. « Dans une perspective historique, le voyage spirituel est toujours tragique, car c’est une voie solitaire, réservée aux individus plutôt qu’à des sociétés entières. » (Harari, Homo deus, page 206) Pour Cyrulnik, les agnostiques qui continuent à chercher doivent faire face inévitablement aux désordres évolutifs et aux souffrances qui les accompagnent.

5) Mais nous connaissons peu de l’esprit : « De même que le spectre du son et de la lumière sont bien plus larges que ce que nous autres, humains, pouvons entendre et voir, le spectre des états mentaux est bien plus large que ne le perçoit l’humain moyen. » (Harari, Homo deus page 379)

6) De plus, autant Harari que Cyrulnik entreouvrent la porte vers le chemin spirituel comme un moyen potentiel pour préserver l’humanisme. L’amour humain est la source d’énergie nous permettant de faire les premiers pas sur ce chemin.

7) Harari reconnaît que les religions sont des résidus de l’histoire. En effet, toutes les valeurs et connaissances émanant des religions et ayant fait leurs preuves dans les sociétés modernes ont été laïcisées. M. Cyrulnik pense plutôt que la pratique religieuse est en recrudescence, notamment en Amérique du Sud.

8) Harari croit que nous nous dirigeons lentement mais sûrement vers une seule civilisation, précédée en ce sens par les pratiques commerciales. Cyrulnik pour sa part est d’accord que la pratique religieuse est un phénomène universel, mais est aussi la cause des replis culturels.

9) « Depuis quelques années, de nombreux chercheurs sont en chantier pour comprendre l’effet psychologique de la croyance en un dieu. » (Cyrulnik, page 289) Harari est aussi d’avis que les recherches doivent se poursuivre. Ces recherches doivent aussi nous amener à réfléchir sur l’esprit humain et la conscience. Nous savons si peu sur l’esprit humain de même que sur la conscience. L’esprit est une grande énigme, mais ce n’est pas le cerveau. La recherche sur le cerveau fait des pas de géant à l’aide des outils modernes tels que les microscopes, les scanneurs et les puissants ordinateurs, alors qu’il n’existe pas d’outil moderne pour étudier l’esprit. Les deux auteurs croient à une certaine forme de complémentarité entre tous ces efforts de recherche. Harari est d’avis qu’il nous faut accélérer ces recherches pour découvrir qui nous sommes vraiment avant d’être dépassés par les algorithmes qui décideront pour nous.


Critique


Très peu de critiques sur le fond. Boris Cyrulnik nous expose ici toute sa science qu’il met au service de l’étude des phénomènes que sont la foi et la religion. Ma seule critique irait sur la forme. L’auteur possède un style particulier pas toujours facile à déchiffrer. Le choix des titres de chapitre est parfois plus déroutant qu’invitant.


Conclusion


La foi s’explique par les besoins psychologiques des humains. La religion s’explique par la mise en commun de ces besoins. La transcendance est le résultat de notre imagination combinée à notre capacité à communiquer ce que nous imaginons. Comme élément de preuve à ce sujet, Cyrulnik cite le cas des personnes dont le cerveau est abîmé et celui des enfants en isolement précoce. Ces personnes sont incapables d’imaginer Dieu et encore moins de communiquer cette abstraction.

Est-ce que ces avancées scientifiques par Cyrulnik rapprochent ou éloignent la physique de la métaphysique ? Je dirais qu’elles les éloignent, mais ne suggèrent pas pour autant de baisser les bras. Ce rapprochement est un projet de recherche fascinant et parmi les plus essentiels à l’avancement de la civilisation universelle.

Il demeure cependant que personne n’échappe au besoin de spiritualité. À cet effet, Cyrulnik est heureux de constater que les jeunes privilégient la spiritualité au dogmatisme.
Mais, qu’est-ce que la spiritualité ? « C’est notre rapport fini à l’infini ou à l’immensité, notre expérience temporelle de l’éternité, notre accès relatif à l’absolu. » (Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme p. 216) Et j’ajouterais notre rapport avec l’inconnu, avec le mystère.

L’aventure spirituelle est un travail solitaire sur soi, et sur soi par rapport aux autres qui peut s’avérer tragique parce qu’à haut risque. Qui sait ce que peut révéler un voyage au plus profond de l’âme humaine.

En conclusion, il nous faut constater que cette complémentarité entre ces deux érudits, avec le souhait pour chacun d’eux de poursuivre la mise en commun de toutes les disciplines scientifiques pertinentes, nous ouvre la porte vers l’élaboration d’une philosophie universelle, dont l’essai présenté sur ce site sous l’onglet « Philosophie » est une première ébauche.

(11 janvier 2022)