Frédéric Lenoir

Le miracle Spinoza

Dans La puissance de la joie résumée et discutée sur ce site (voir la page précédente sous ce même onglet) Frédéric Lenoir nous a habitués à son attachement à l’œuvre de Spinoza. Dans Le miracle Spinoza (Lenoir, 2017) il ramène ce grand philosophe à l’avant-scène et il nous propose d’approfondir l’œuvre et de nous la rendre plus accessible.

D’entrée de jeu, il nous propose un résumé de la biographie de l’homme. Mis à l’écart de sa communauté juive, à cause de ses idées, et persécuté autant par les juifs que par les chrétiens, il choisit une vie simple et demeure jalousement attaché à sa liberté de penser. Il termina ses jours, très jeune, à 44 ans et dans la pauvreté. Tout comme Teilhard de Chardin il ne pourra publier toutes ses œuvres de son vivant. Teilhard n’a pas été en mesure de publier de son vivant son œuvre maîtresse, Le Phénomène humain, il en fut de même pour l’Éthique de Spinoza.

Sans doute à l’origine de ses difficultés avec l’ordre établi, il a fait une critique de la bible en dénonçant les superstitions utilisées par les religions pour prospérer et exercer leur pouvoir. Il a aussi été favorable à la république et critique à l’endroit des monarchies. Précurseur des penseurs du siècle des Lumières il est d’avis que le meilleur État est celui qui respecte le plus la liberté des individus. La démocratie constitue le meilleur régime possible. Le seul régime garant de la liberté et de l’égalité. Il prend ses distances avec la loi religieuse et reconnaît la primauté de la loi de la cité. Suivant la même logique, Spinoza conçoit la nécessaire séparation des pouvoirs religieux et politiques. Auguste Comte et Ludwig Feuerbach diront deux siècles plus tard que la religion correspond à un stade infantile de l’humanité. De son point de vue, Teilhard considérait l’humanité comme juvénile.

Spinoza définit Dieu comme la substance de tout ce qui existe. Dieu c’est la nature. La nature étant tout le cosmos dans toutes ses dimensions visibles et invisibles, matérielles et spirituelles. Plus tard, cette proposition sera admise par Albert Einstein. Contrairement aux dogmes des religions, Spinoza ne fait pas de distinction entre l’esprit et la matière. Frédéric Lenoir résume ainsi ce point de vue de Spinoza : « Il naturalise l’esprit autant qu’il spiritualise la matière. » (Lenoir, précité, page 136). À ce chapitre, nous pouvons concevoir pourquoi l’Église de Rome a accusé Teilhard d’être spinoziste. Ce dernier considérait que l’esprit était atomisé comme la matière et présente au début de l’univers.

Pourquoi Spinoza accorde-t-il une si grande place à Dieu dans l’élaboration de son Éthique? C’est qu’il est convaincu que toute éthique doit reposer sur une métaphysique. Qu’en est-il de cette éthique spinosiste :

« L’objectif de l’éthique spinoziste consiste, dès lors, à organiser sa vie grâce à la raison pour diminuer la tristesse et augmenter la joie jusqu’à la béatitude suprême. » (Lenoir, précité, page 147)

Le désir, la joie et la tristesse, encadrés par la raison, guident notre action :

« Tous les affects sont des expressions particulières du désir et ils seront une modalité de la joie s’ils augmentent notre puissance d’agir ou de la tristesse s’ils la diminuent. » (Lenoir, précité, page 161)

L’orientation de nos désirs par la raison nous projette vers la joie et fait grandir notre action.

« La sagesse ne consiste donc par à brimer l’élan vital, mais à le soutenir et à le guider. Elle ne consiste pas à diminuer la force du désir, mais à l’orienter. » (Lenoir, précité, page 166)

À cette étape, Lenoir nous invite à réfléchir sur le paradoxe spinoziste : comment concilier liberté avec l’affirmation que le libre arbitre est une illusion? Il répond : « être libre c’est être pleinement soi-même ; mais être soi-même c’est répondre aux déterminations de sa nature. » dit autrement « Spinoza redéfinit ainsi la liberté, d’une part comme intelligence de la nécessité, d’autre part comme libération par rapport aux passions. » (Lenoir, précité, page 189)
La libération des causes extérieures, fait appel à la science intuitive laquelle, selon Spinoza, constitue le troisième genre de connaissance après l’opinion et l’imagination en premier et la raison en second qui nous permet de nous connaître et ordonner nos affects. Cette science de l’intuition mène à la béatitude et à Dieu.

Spinoza croit à la survie de l’esprit hors du temps d’où il tire sa notion d’éternité. La grandeur de cette survie étant fonction de la qualité de vie à l’aide de la raison.

La raison est universelle et fait converger toutes les cultures. Comme exemple, Lenoir compare la philosophie de Spinoza avec l’hindouisme et le bouddhisme.

Spinoza reconnaît que la voie à suivre est ardue et nécessite beaucoup d’effort.

Critiques

Lenoir aime la très grande partie de l’œuvre de Spinoza à cause du caractère positif et affirmatif de celui-ci.

Il reproche à Spinoza cependant d’avoir sous-estimé les «communions humaines » (selon la formule de Régis Debray) donc, le sentiment d’appartenance qui a à voir plus avec les affects qu’avec la raison.

Il exprime son désaccord en ce qui concerne la femme et les animaux. L’opinion de Spinoza étant conforme aux préjugés de son époque. À savoir que les femmes, à cause de leur faiblesse, sont dépendantes des hommes. Au sujet des animaux, les hommes peuvent en disposer selon leurs besoins.

Lenoir exprime un troisième et dernier désaccord cette fois, sur le rationalisme de Spinoza qu’il juge trop absolu. Le déterminisme absolu sur lequel le système spinoziste s’appuie est aussi rejeté par Lenoir. La totalité du réel n’est pas appréhendable par la seule raison logique. En cela, Lenoir se dit ouvert aux phénomènes « paranormaux ». Sur cette même lancée, il fait référence à la révolution de la physique quantique en particulier, à la théorie de la « non-séparabilité ».

À propos de l’opinion d’autres penseurs, il nous rappelle qu’Einstein et Bergson se disaient, tous deux, inspirés par Spinoza et j’ajouterais, malgré leur différend notamment, sur la notion du temps. Lenoir cite deux philosophes contemporains que je cite aussi abondamment sur ce site web. Vis-à-vis l’œuvre de Spinoza l’un étant négatif (Luc Ferry) et l’autre positif (André Comte-Sponville).

Discussion

Je partage l’amour de Lenoir pour Spinoza et son désaccord quant à la pensée de ce grand homme concernant la femme et les animaux. Je suis aussi d’accord avec l’auteur sur le rejet du déterminisme absolu. L’Évolution, élucidée par le passé, se poursuit et les humains sont de plus en plus en mesure d’y participer. Il demeure cependant comme le pense Prigogine (voir sous l’onglet  «Philosophie», 3 – Complément à Teilhard, Ilia Prigogine) que nous vivons dans un monde probabiliste où les prophéties sont, la plupart du temps, des coups de dés. Lenoir reconnaît plus que Spinoza les limites du rationalisme. Tous deux toutefois se reconnaissent dans la nécessité de faire appel à la connaissance intuitive que Spinoza qualifie de troisième moyen de connaissance.

Je reçois avec enthousiasme la suggestion à l’effet d’explorer ce que la physique quantique a à nous offrir pour mieux comprendre la complexité du monde et ainsi enrichir notre philosophie de vie. Cette voie de recherche est à mon avis des plus prometteuses … À suivre!

Notons que la « non-séparabilité » quantique, à laquelle Lenoir fait référence, est un principe selon lequel deux particules, à l’échelle subatomique, qui interagissent et ensuite s’éloignent conservent leur interaction, quelle que soit la distance qui les sépare. Le principe a été proposé suite à l’expérience réalisée par Alain Aspect en 1983. La proposition d’un tel principe provoque, au niveau philosophique, des questionnements plus ou moins spéculatifs. Ici Lenoir en profite pour exprimer son point de vue en faveur du « paranormal ». Pour ma part, mon encrage dans la culture scientifique éveille chez moi un certain scepticisme vis-à-vis l’extrapolation que l’on peut faire entre une expérience au niveau des particules élémentaires de la matière et les phénomènes paranormaux.

Comme bien exprimé ailleurs sur ce site web (voir sous l’onglet «Philosophie» Action individuelle, Partie 1) mon ouverture à la transcendance n’est possible que par l’amour humain. À cet égard Lenoir lui-même me réconforte lorsqu’il écrit : « Puisque Dieu est amour, puisque telle est sa définition même, tous ceux qui aiment, qu’ils soient croyants ou non, vivent dans la vérité. » (Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Paris, Plon, 2007, page 66.)

Je suis étonné (et je dois dire déçu même) d’apprendre que Luc Ferry ne reconnaît rien de valable dans la thèse de Spinoza. Comme Ferry, je place l’amour humain au sommet des valeurs et cela ne m’empêche pas de conserver les enseignements de Spinoza retenus par Lenoir. Je me réjouis évidemment de l’opinion positive d’André Comte-Sponville à cet égard.

Inutile de réinventer la roue pour mon appréciation générale de l’œuvre de Spinoza, je n’ai qu’à reproduire ici cette synthèse très juste selon Chantal Jacquet : « Souvent la philosophie spinoziste est présentée comme philosophie de la joie. Mais qu’est-ce que la joie si ce n’est ‟le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection”? Toute la philosophie de Spinoza pourrait donc se définir comme une philosophie du passage, passage de la tristesse à la joie, de la passivité à l’activité, d’une vertu ou d’une perfection moindre à une plus grande, de la servitude à la liberté. » (Chantal Jacquet, Philosophie Magasine, hors-série no 29, page 104) cela peut très bien se vivre, au 21e siècle sans métaphysique.

Merci à Spinoza. Merci à Frédéric Lenoir pour ses recherches et son travail afin de nous rendre l’œuvre de Spinoza plus accessible.

Le miracle Spinoza à lire sans faute!

Révisée le 14 septembre, 2020