Compléments à Teilhard

Ilya Prigogine

Toujours dans Le monde s’est-il créé tout seul?, nous retrouvons la vision d’Ilya Prigogine. Celui-ci réfute le principe anthropique fort et propose plutôt l’auto-organisation de la matière. Prigogine se trouve donc en désaccord avec Teilhard sur ce principe. Il élabore sa théorie, après ses découvertes sur les structures dissipatives qui apparaissent, par exemple, dans des réactions chimiques loin de l’équilibre. On les nomme dissipatives parce qu’elles consomment ou dissipent l’énergie et sont instables. Autres exemples de structure dissipative : les êtres vivants. De la naissance jusqu’à la fin de sa croissance la matière vivante s’organise et grandit dans le meilleur ordre possible à l’aide de l’énergie qu’elle absorbe. Après que les êtres vivants ont atteint leur croissance optimale s’amorcent la décroissance et le désordre : c’est le vieillissement. Un ensemble d’êtres humains peut aussi être considéré comme une structure dissipative. Elle peut évoluer vers une structure complexe et ordonnée et ensuite sombrer dans le désordre.

Le temps, la «flèche du temps» comme il aime à dire est un élément important de ses théories. Pour lui, en effet, les évènements se font dans le temps et ne sont pas réversibles. Il y a donc en physique et en chimie des phénomènes réversibles et d’autres, irréversibles. Ces derniers sont des évènements et sont démontrés par la thermodynamique. L’irréversibilité est devenue la norme. La réversibilité et le déterminisme sont alors relégués au niveau de cas particulier.

Einstein croyait que l’utilisation des probabilités reflétait notre ignorance et qu’on finirait par connaître les mécanismes déterministes. D’où cette parole célèbre : «Dieu ne joue pas aux dés». Prigogine a travaillé à démontrer au contraire que les notions de probabilités et «flèche du temps» sont plutôt des éléments constitutifs de l’Évolution. Ces mêmes notions rapprochent la chimie-physique (ce qui inclut la thermodynamique) des sciences humaines. En effet, quelle place pourrait-on faire à la créativité de l’homme si l’Évolution se réalisait dans un cadre purement déterministe? « L’avenir dépend de nous plus que jamais. » nous disent Prigogine et Stengers dans La nouvelle alliance, 1979 (page 50).

Nous observons donc en chimie-physique des phénomènes qui s’apparentent à des évènements de l’histoire de l’Homme comme l’apparition de Mozart et de Michel-Ange.

« L’homme n’étant certainement ni attendu ni appelé par le monde, mais une nouvelle alliance devient possible. En effet, si nous assimilons la vie à un phénomène d’auto-organisation de la matière évoluant vers des états de plus en plus complexes, notre présence constitue un phénomène assez naturel, survenu dans des circonstances bien déterminées, mais pas plus exceptionnel que la chute des corps. » (Le monde s’est-il créé tout seul, précité, page 87)

La créativité existe en chimie-physique comme chez l’humain. Il n’y a pas de différence entre la créativité de l’homme et la créativité de la nature. Ainsi, comme le démontrent les structures dissipatives, le désordre conduit à la structure. Ou dit autrement, «l’ordre nait du chaos». Autre façon de voir les choses : avec les notions de population, de probabilité et d’histoire nous nous rapprochons des sciences humaines.

« L’homme quoi qu’il soit, est le produit de processus physico-chimiques extrêmement complexes et aussi, indissociablement, le produit d’une histoire, celle de son propre développement, mais aussi celle de son espèce, de ses sociétés parmi les autres sociétés naturelles animales et végétales. » (Prigogine et Stengers, précité, page 130)

« Nous ne voulons plus étudier seulement ce qui demeure, mais aussi ce qui se transforme, les bouleversements géologiques et climatiques, l’évolution des espèces, la genèse et les mutations des normes qui jouent dans les comportements sociaux » (Prigogine et Stengers, précité, page 36).

« […] les phénomènes de non-équilibre sont notre accès vers la complexité. Et des concepts comme l’auto-organisation loin de l’équilibre, ou de structure dissipative, sont aujourd’hui des lieux communs qui sont appliqués dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, mais de la sociologie, de l’économie, et jusqu’à l’anthropologie et la linguistique. » (Les idées d’Ilya Prigogine – Matière et révolution, http:/www.matierevolution.fr£spip.php? article 446).

« La science d’aujourd’hui ne peut plus se donner le droit de nier la pertinence et l’intérêt d’autres points de vue, de refuser en particulier, d’entendre ceux des sciences humaines, de la philosophie, de l’art. » (Prigogine et Stengers, précité, page 97).

Voici un lieu de concordance. Presque un demi-siècle avant Prigogine, Teilhard avait vu, nous pourrions même dire prophétisé, cette ouverture aux sciences humaines :

« De plus en plus, les diverses disciplines de l’Univers, de la physique à la zoologie, tendent de se relier entre elles comme les divers chapitres d’une même et très grande Histoire. Elles recherchent le mécanisme, les phases et le prolongement d’un même processus immense : le développement de l’Univers. D’une extrémité à l’autre du domaine expérimental, nous découvrons qu’il n’y a qu’un seul vaste Phénomène en cours. L’Homme ne saurait être en dehors de ce Phénomène. Il est donc lui-même étudiable comme Phénomène. Pour voir tomber la cloison qui sépare indûment les sciences de l’Homme de la Science de la Nature, il n’y a pas, finalement, de moyen plus simple, ni plus radical, que de prendre conscience de l’unité de l’Évolution cosmique. » (Teilhard, Science et Christ, 1965 page 121)

« Probabilités et irréversibilités sont des conditions pour donner un sens à la création. » (Le monde s’est-il créé tout seul ? précité, page 80).

Il y a donc désaccord entre Teilhard et Prigogine en ce qui concerne l’apparition de l’Homme sur Terre, mais les deux penseurs se rejoignent lorsqu’ils constatent que l’Évolution se fait et que la complexification est un élément clé de l’Évolution. Il y a aussi communion de pensée lorsqu’ils regardent vers l’avenir à savoir, cette possibilité qui s’offre à l’humanité de participer avec la nature à l’Évolution :

« Certes dans une vision déterministe de l’Évolution, comme dans certaines approches darwiniennes simplistes, l’homme n’a aucune responsabilité. J’adhère plutôt, quant à moi, à une vision probabiliste non linéaire, qui nous donne une responsabilité grandissante. Hegel disait : « Il est plus facile d’être esclave que maître. » Plus nous comprenons l’univers, plus nous avons de responsabilités – vis-à-vis de l’homme, mais aussi vis-à-vis de la nature, de la végétation, des animaux … » (Le monde s’est-il créé tout seul, précité, page 102)

Prigogine dit aussi que l’intuition joue un rôle important dans ses recherches. Il nous rappelle en outre que le savant n’est pas isolé de la société dans laquelle il vit :

« Vous voyez, me dit Prigogine, que le savant n’est pas un être désincarné, il est étroitement tributaire de la société dans laquelle il vit. La culture ambiante oriente ses recherches comme le font le pouvoir et l’argent. » (Sorman, Les vrais penseurs de notre temps, 1989 page 50).

Pour ma part, j’ai de la difficulté à concevoir que tout au long de l’Évolution il n’y ait eu aucun mouvement aléatoire. Pour la vision de l’avenir, en revanche, il y a communion de pensée sur la capacité de l’homme d’influencer l’Évolution. En effet, la reconnaissance, par Prigogine, de la complexification de l’Évolution et de la possibilité d’y participer n’a pas pour effet de contredire la loi «de complexité – conscience» de Teilhard. De plus, les découvertes de Prigogine, alliant les sciences physiques et les sciences humaines, se situent dans la vision de Teilhard selon laquelle la connaissance de tout l’Homme (corps et esprit) doit être un élément constitutif des sciences physiques. Comme l’a dit Teilhard associant sa réflexion au domaine de l’hyper-physique et non au domaine de la philosophie ou de la théologie. La nouvelle alliance de Prigogine et Stengers correspond conceptuellement à l’hyper-physique de Teilhard.

Finalement, il est intéressant de constater le rapprochement entre Bergson et Prigogine, à savoir : l’importance de l’intuition et la distinction à faire entre les phénomènes réversibles et ceux qui ne le sont pas.

(page revue et corrigée le 10 octobre, 2023)

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