Première synthèse et discussion
Nous venons donc de voir comment plusieurs grands cerveaux des XXe et XXIe siècles apportent leur soutien virtuel à la thèse de Teilhard telle que présentée dans Le Phénomène humain. Résumons les points positifs les plus pertinents et les plus significatifs :
a) Nous constatons une continuité théorique entre l’intrapersonnel de Teilhard et l’extrapersonnel de Einstein. Teilhard, se définissant comme hyper-physicien, imagine que la vraie physique de l’avenir doit inclure autant l’esprit que la matière. Pour sa part, Einstein croyait en l’harmonie de l’univers avant même d’avoir imaginé la théorie de la relativité. Et pour lui, le mystérieux est une source inépuisable de créativité.
b) Bergson avance que nous avons deux moyens de connaissance, l’un interne, associé à l’âme, et l’autre externe, associé à notre corps. Cela correspond au dedans et au dehors des choses selon Teilhard. Aussi, Bergson qualifie «d’élan vital» notre capacité infinie de créativité.
c) Jacquard et Teilhard s’entendent pour :
i. distinguer l’homme de l’animal (l’animal sait, l’homme sait qu’il sait);
ii. dire que l’homme a sa destinée entre ses mains pour la suite du monde;
iii. reconnaître, chacun à sa façon, l’apport de Jésus-Christ à l’avancement des choses.
d) Trinh Xuan Thuan actualise la vision de Teilhard et reconnaît le principe de complexité–conscience.
e) L’auto-organisation de la matière selon Prigogine est une importante note discordante par rapport à l’œuvre de Teilhard. Cela est bien, d’une certaine manière, et nous suggère d’être sur nos gardes à propos de la vision du passé. Sur ce point, nous devons aussi avoir en mémoire les restrictions apportées par Niel Turok concernant l’apparition de la vie et de la conscience. Heureusement, pour la suite de l’Évolution, Prigogine et Teilhard se rejoignent en ce qui concerne l’apport de la créativité des humains et l’alliance qui doit maintenant exister entre les sciences physiques et humaines.
f) C’est dans l’amour humain que se cultive l’amour divin nous dit Rusbehan.
g) Luc Ferry relie la spiritualité et la philosophie en montrant que l’amour humain est une valeur transcendantale tout en demeurant laïque. Transcendance dans l’immanence, puisque le sentiment d’amour m’amène vers l’autre, m’amène au dépassement tout en ayant son siège en moi. Il nous rappelle aussi que l’amour n’élimine pas les autres valeurs : il les domine.
g) Le rapprochement entre l’Orient et l’Occident selon les travaux de Mathieu Ricard.
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La mise en valeur de l’œuvre de Teilhard par ces autres éminents penseurs est évidemment partielle, mais elle est suffisante pour nous permettre de nous abreuver à la pensée de Teilhard pour la suite de cet essai. Deux éléments cruciaux dans l’œuvre de Teilhard sont à la base de l’élaboration des pages suivantes : l’Amour et l’apport des humains dans la continuation de l’Évolution en conformité avec le principe de complexité-conscience.
La réflexion sur la spiritualité nous a conduits vers l’élément au centre de notre existence : l’amour édifié en « valeur ».
Il y a, me semble-t-il, plusieurs niveaux d’intensité dans la manifestation de l’amour. Il y a pourrait-on dire une forme de hiérarchie. Voici donc (suivant un ordre croissant c’est-à-dire du moins intense au plus intense) mon appréciation de cette hiérarchie des sentiments amoureux.
1) Les connaissances
Au premier niveau, il y a les connaissances. Ces gens que nous côtoyons et que nous qualifions, dans certains cas, de bonnes relations. Ce sont ces gens qu’il nous fait plaisir de connaître sans plus. Ici on ne parle pas encore d’amitié encore moins d’amour bien qu’il pourrait s’agir dans certains cas d’embryon de sentiment plus profond.
2) Les amitiés conditionnelles
À ce niveau, il s’agit d’amitiés plutôt superficielles, comme les amitiés d’activité et d’intérêt. Ces amitiés ont leur importance, mais elles ont tendance à s’amoindrir quand la relation d’intérêt (d’affaires) disparaît ou quand l’activité à laquelle nous participons disparaît.
3) L’amitié
L’amitié c’est cet état d’être d’égal à égal et réciproque avec l’autre, qui s’épanouit en une relation mutuellement enrichissante.
Selon l’interprétation par Luc Ferry, de ce qu’Aristote qualifia de philia :
« C’est la joie prise à la simple existence d’autrui. C’est la joie sans raison, si l’on peut dire, en tout cas sans raison autre que l’existence, la présence de l’être aimé ».
Luc Ferry, De l’amour, Odile Jacob, page 62
Une amitié d’exception peut aussi exister au sein de petits groupes d’inséparables.
4) L’amour du couple
L’amour le plus concret est bien celui du couple. Là ou peut exister l’éros selon les Grecs. C’est l’amour de celui ou celle que nous qualifions d’âme sœur. Dans la majorité des cas, c’est la vie commune où la sexualité peut s’épanouir. Certains, comme Luc Ferry, diront que c’est la base de toute l’activité humaine puisqu’il déborde sur la place publique. Teilhard idéalise davantage et y voit un pouvoir de fécondation spirituelle encore embryonnaire :
« Entre l’homme et la femme, un pouvoir spécifique et mutuel de sensibilisation et de fécondation spirituelle sommeille vraisemblablement encore, qui demande à se dégager en irrésistible élan vers tout ce qui est beauté et vérité. »
Teilhard, Sur l’Amour, Édition du Seuil, page 27
5) L’amour du groupe
Vient ensuite la filiation de type familial ou clanique, en fonction de la culture prédominante.
Dans la très grande majorité des cas, c’est l’amour du couple auquel s’ajoute l’amour des enfants.
« Aussi y a-t-il quelque chose de maternel en tout amour féminin, et, par imitation, en tout amour; par souvenir aussi, puisque c’est de la mère que nous apprenons tous à aimer premièrement. »
Citation de Alain, dans Pensées sur l’amour, André Comte-Sponville, Albin Michel, page 40.
6) L’enracinement
Comme niveau suivant, nous pouvons penser à l’enracinement dans son milieu, dans sa culture telle que proposée par Simone Weil :
« L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie ».
Simone Weil L’enracinement Gallimard, page 61
7) La Noosphère
Le prochain niveau est la prise de conscience que cet amour est un élément actif dans la Noosphère. À ce niveau, l’expression du sentiment amoureux s’apparente à l’agapè selon les Grecs. La Noosphère est cette nappe pensante. Teilhard donne un sens biologique à l’humanité tout entière, où chacun d’entre nous est un élément de l’ensemble. L’Amour dans la Noosphère grandit lentement et sûrement, pour y voir comme des changements de phase. Il faut y mettre du temps, beaucoup de temps pour que ce changement de phase se fasse. Teilhard donne l’exemple de l’eau qui bout. Cette eau qui bout ne change pas de phase instantanément. Et, tout au long de ce changement, les deux phases, l’ancienne et la nouvelle coexistent.
8) Valeur transcendantale dans l’immanence.
Comme nous le verrons ci-après, l’amour est une manifestation humaine d’une telle importance que plus d’un penseur en fait une valeur transcendantale. Luc Ferry, tout particulièrement, y voit un entre-deux si l’on peut dire. Il pense l’amour comme transcendance dans l’immanence, puisque le sentiment d’amour m’amène vers l’autre, m’amène au dépassement tout en ayant son siège en moi. Voyons plus en détail comment cet auteur perçoit ce phénomène :
« Celui ou celle que j’aime m’apparaît « comme plus important que moi », il me met au sens propre, « hors de moi », il m’oblige, quelle que soit l’explication qu’on donne de ce phénomène bien connu et qui rejoint par certain point les grandes expériences religieuses ou mystiques, à « sortir de soi » à me dépasser, à me détourner de mon égo pour regarder ailleurs, dans une direction parfois tout à fait opposée. Pour autant, ce sentiment de transcendance qui nous saisit et accompagne l’état amoureux dans tous les instants de la vie ne trouve bien évidemment son siège nulle part ailleurs qu’en nous-mêmes, voire, comme l’indique la métaphore universelle du « cœur », dans les régions les plus intimes de notre personnalité. Il s’agit donc bien, en ce sens très concret, malgré le caractère en apparence abstrait de la formule d’une « transcendance dans l’immanence », d’un rapport à l’extériorité, au tout autre, qui prend cependant sa source dans l’intériorité la plus intime. »
Luc Ferry, La révolution de l’amour, Plon page 266
Ainsi Ferry nous amène à la limite de la logique et, par conséquent, à la prise de conscience inévitable du mystère.
9) Valeur transcendantale
En suivant les traces de Teilhard (encore lui!), l’amour devient valeur transcendantale. Reprenons ici cette phrase parmi les plus célèbres de ce cher Teilhard : « L’Amour est la plus universelle, la plus formidable et la plus mystérieuse des énergies cosmiques. » L’Amour qu’il désigne alors comme étant une énergie cosmique mystérieuse se situe donc au-delà de l’entendement et est donc à ses yeux une manifestation transcendantale. Et c’est cette formidable énergie qui lui fait dire que : « Plus une affection est spirituelle moins elle absorbe, – et plus elle pousse à l’action » et plus grande sera la noblesse de la tâche. Selon Teilhard ce sentiment nous vient d’un ailleurs … et il le nomme Amour avec un grand « A ».
10) L’amour de Dieu et le Dieu amour
L’amour érigé au niveau de valeur absolue fait dire aux croyants que Dieu est amour.
« La béatitude, ou joie parfaite, est donc le fruit d’une connaissance à la fois rationnelle et intuitive qui s’épanouit dans un amour. Non pas un amour entendu dans le sens d’une passion : en ce sens, « Dieu n’aime et ne hait personne » affirme Spinoza. Mais un amour universel, fruit de l’esprit : L’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est l’amour même de Dieu, dont Dieu s’aime lui-même. »
Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza, Fayard, page 193.
Discussion
L’amour est un sentiment qui se manifeste sous forme d’énergies physique et chimique ressenties dans son être, dans son corps. À tout le moins, l’amour canalise ses énergies dans le but d’agir au plaisir, au bonheur voir même à la joie de ceux que nous aimons. L’amour est d’une telle importance et peut être d’une telle intensité, à l’endroit d’un grand nombre voire même à l’endroit de tous les humains, que pour plusieurs philosophes elle est érigée en valeur voir même en valeur absolue.
L’intensité de chaque niveau, que nous proposons ici, peut varier d’un individu à l’autre en fonction de son histoire spécifique. Par exemple chez l’un plutôt que chez l’autre la filiation familiale peut être moins forte que l’amitié. Pour certains, la hiérarchie peut être différente. De plus, ces sentiments ne sont pas mutuellement exclusifs, mais force nous est de constater qu’il y a bien une certaine forme de hiérarchie dans leur manifestation. Il appartient aussi à chaque individu de se définir par rapport à cette hiérarchie. Il est évident aussi que l’appartenance à ces niveaux peut varier dans le temps. Finalement, pour certains individus d’autres niveaux, non ici répertoriés, peuvent possiblement exister.
Ainsi, nous pouvons conclure que plus notre capacité d’aimer s’élève dans la hiérarchie, ici exprimée, plus notre engagement est noble et universel.
(Revue en date du 29 septembre 2023)