Action individuelle
Philosophie de l’action individuelle. Deuxième partie
La plus haute des valeurs – l’Amour – étant définie, nous pouvons ensuite construire une pyramide de valeurs. En d’autres mots, la plus haute hypothèse étant maintenant posée, nous pouvons échafauder par la raison une philosophie. Le tableau placé en annexe, à la fin ce cette page, montre schématiquement comment nous pouvons tisser des liens entre tous les concepts importants. L’Amour nous inspire et nous conduit dans la recherche du beau. À l’inverse, le beau, selon Schelling, étant une représentation de l’infini de façon finie, nous pouvons dire qu’il est une fenêtre qui s’ouvre sur le monde immatériel qu’est la spiritualité. Autrement dit, nous constatons la symbiose entre la spiritualité et le beau. Symbiose aussi ressentie par François Cheng :
« Car la beauté formelle, telle qu’elle se manifeste depuis l’organisation du corps humain jusqu’aux lois régissant le mouvement des corps célestes, nous fait pressentir une beauté presque éthique, en ce sens qu’elle laisse transparaître une exigence toujours maintenue, une promesse qui n’a jamais trahi. Et cette perspective éthique nous éveille à d’autres types de beauté, venue de l’esprit et de l’âme. » (Cheng, Cinq méditations sur la beauté, 2006, page 49)
J’aime ce lien entre la beauté et l’éthique. Il est vrai, je pense, que la beauté, qui nous influence au plus profond de notre être, nous rend plus aptes à des actions éthiques.
Cet Amour ne peut pas tolérer un énoncé qui soit faux. Comment puis-je aimer une personne et à la fois, consciemment, l’induire en erreur? Donc, l’Amour nous incite à rechercher ce qui est vrai. De plus, l’Amour nous motive à faire le bien. On ne peut aimer les autres et les persécuter à la fois. À ces trois valeurs fondamentales, le beau, le vrai, et le bien, identifiés par Platon dès l’Antiquité, doit être juxtaposée l’harmonie, comme le suggère Confucius. À mes yeux cependant, harmonie ne veut pas dire nivellement vers une société de type socialiste comme l’avait pressenti Schumpeter. Pour être véritablement une déduction de l’Amour, l’harmonie doit signifier la victoire de la démocratie, de la paix et de l’éthique. Ce qui est plus que suffisant et laisse place à la créativité et la saine concurrence.
Ainsi, avec l’Amour universel comme point de départ, je peux déduire quatre valeurs personnelles et universelles tout à la fois. Ce sont les quatre valeurs sur lesquelles nous devons nous appuyer dans nos recherches et nos actions.
L’humanité que nous devons faire évoluer par notre créativité et qui avance de plus en plus rapidement doit le faire en ayant comme idéal ces valeurs qui, pour moi, sont immuables. L’amour humain, ce sentiment tout à fait compréhensible, parce que réellement ressenti, m’a guidé tout au long de ce parcours d’accumulation d’idées et m’a permis d’en arriver à ce postulat : en physique, tout est relatif, mais lorsqu’on inclut la variable humaine dans l’équation apparaît cette possible solution d’un ensemble de valeurs absolues.
Quatre voies créatrices s’offrent à la personne imbue d’idéal : la création artistique, la recherche scientifique, l’engagement à faire régner le bien et l’harmonisation de son existence avec ses semblables et son environnement. Ce quatrième mode d’action implique l’harmonisation de son propre corps, ce qui veut dire maximiser sa santé. Il suggère aussi de maximiser sa culture afin de mieux s’intégrer à la société et de comprendre les autres. Comme le montre aussi le tableau en annexe, la relation qui existe entre ces quatre modes d’action, schématisée par les flèches qui lient les rectangles, est d’une importance capitale. La culture permet ce lien essentiel. Un mode d’action trop isolé place le sujet dans une situation plus risquée et l’expose à manquer de jugement.
Dans l’élaboration de cette philosophie que l’on pourrait qualifier de philosophie de l’action, il est impératif d’inclure la liberté. D’où l’inscription du mot liberté dans le tableau. Le pointillé entourant l’ensemble des inscriptions signifie que la liberté doit être présente dans toutes les actions humaines. Il faut cependant aborder ce sujet avec réalisme comme le fait si bien Simone Weil :
« Une nourriture indispensable à l’âme humaine est la liberté. La liberté au sens concret du mot consiste dans une possibilité de choix. Il s’agit bien entendu d’une possibilité réelle. Partout où il y a vie commune, il est inévitable que des règles, imposées par l’utilité commune, limitent les choix. Mais la liberté n’est pas plus ou moins grande selon que les limites sont plus étroites ou plus larges. Elle a sa plénitude à des conditions moins facilement mesurables.
« Il faut que les règles soient assez raisonnables et assez simples pour que quiconque le désire et dispose d’une faculté moyenne d’attention puisse comprendre, d’une part l’utilité à laquelle elles correspondent, d’autre part les nécessités de fait qui les ont imposées. Il faut qu’elles émanent d’une autorité qui ne soit pas regardée comme étrangère ou ennemie, qui soit aimée comme appartenant à ceux qu’elle dirige. Il faut qu’elles soient assez stables, assez peu nombreuses, assez générales, pour que la pensée puisse se les assimiler une fois pour toutes, et non pas se heurter contre elles toutes les fois qu’il y a une décision à prendre.
« À ces conditions, la liberté des hommes de bonne volonté, quoique limitée dans les faits, est totale dans la conscience. Car les règles s’étant incorporées à leur être même, les possibilités interdites ne se présentent pas à leur pensée et n’ont pas à être repoussées. De même l’habitude imprimée par l’éducation, de ne pas manger les choses repoussantes ou dangereuses, n’est pas ressentie par un homme normal comme une limite à la liberté dans le domaine de l’alimentation. Seul l’enfant sent la limite. » (Weil, L’enracinement, 1949, pages 21 et 22)
Ainsi, voir un beau pour la première fois, participer à créer un beau nouveau ou, joie ultime, créer soi-même un beau nouveau sont des expériences d’Amour. « Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi, souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer. » (Van Gogh). Apprécier le vrai, savoir reconnaître un vrai nouveau ou, joie ultime, participer à la découverte d’un vrai nouveau sont aussi des preuves d’Amour.
Dans ce monde où la culture est devenue si accessible elle est, me semble-t-il, un devoir en devenir, car plus la culture est riche, plus grande est notre capacité d’aimer.
En nous référant encore une fois au tableau, nous pouvons déduire de ce qui précède que la somme des actions individuelles produit nos valeurs collectives que sont l’art, la science, la justice et le bien-être collectif.
Dans le feu de l’action, alors que le temps de penser nous manque souvent, il est essentiel de se poser quatre questions de base avant toute décision, si nous voulons respecter les valeurs définies ici. Ces questions concernent l’esthétique, le savoir-faire, l’équité et le développement durable. J’ajouterais aussi tester ses décisions avec cette maxime de Luc Ferry que nous citons ici à nouveau : « Agis de telle sorte que tu puisses souhaiter voir les décisions que tu prends s’appliquer aussi aux êtres que tu aimes le plus. » Évidemment, le projet idéal est rare et la plupart du temps, des compromis sont inévitables, mais il demeure que la recherche de l’idéal doit nous guider en tout temps.
Pour faire de sa vie une preuve d’Amour, il faut agir. Agir avec le maximum de clairvoyance et par conséquent de compétence. Mais « attendre d’en savoir assez pour agir en pleine lumière c’est se condamner à l’inaction », nous dit Jean Rostand. Et, dans le même ordre d’idées, Teilhard nous rappelle qu’« il ne sert à rien de lire des yeux ces pages, ou d’autres semblables écrites depuis deux mille ans. Celui qui, sans mettre la main à la charrue, pensera les avoir comprises est dans l’illusion. – Il faut essayer ». Conséquemment, toute initiative est jumelée à un certain niveau de risque. Il n’est pas possible d’avancer sans prendre de risques, individuellement ou collectivement. Bien sûr, il s’agira de risques calculés, mais la peur du risque, même si elle est pour certains effrayante, ne doit pas nous arrêter. Ceux qui assument les risques se doivent, inévitablement, d’être en mesure de faire preuve d’un courage de haut niveau.
Il nous faut apprécier à sa juste valeur le rôle essentiel que jouent ceux qui assument les risques dans notre société. Car pour faire avancer les choses, pour créer de la richesse, il faut que quelqu’un, quelque part, assume les risques. Certains risques sont plus calculés ou « calculables » que d’autres. Par exemple, il y a croissance de l’incertitude, et donc du risque, à partir de l’action de l’ingénieur, vers celle du manager et de l’homme d’affaires, jusqu’à celle assumée par l’homme politique.
Devant le mystère de la vie, il y a au moins l’espoir que cette vie à un sens. Pour moi ce sens c’est, idéalement, participer à l’Évolution par la créativité dans le respect des valeurs définies ci dessus. Car la créativité est sans doute une forme d’action parmi les plus nobles et les plus satisfaisantes. Être créatif, ce n’est pas nécessairement proposer une idée universellement nouvelle; on peut être créatif en se situant dans la chaîne des activités qui mènent à la mise en œuvre de l’idée. Comme le fait l’ingénieur qui met en pratique des éléments scientifiques.
Les petits services sont tout aussi importants que les grands. C’est comme l’énergie : toutes les énergies de même nature s’additionnent. Le savoir et, d’une façon encore plus générale, la culture, sont donc tout aussi importants pour guider tous les gestes, petits et grands. De plus, les petits gestes peuvent être amplifiés s’ils sont accomplis avec vision, dans la perspective d’une contribution à l’avancement des choses. Je rejoins ici Henri Laborit :
« Le seul fait de se sentir seul dans ce cosmos angoissant devrait pousser les hommes à se serrer les uns contre les autres, à considérer tout homme comme un ami et comme un malheureux prisonnier qu’il est et comme chacun de nous l’est. Mais il est plus facile de professer en paroles un humanisme de bon aloi, que de rendre service à son voisin de palier. » (Laborit, Dieu ne joue pas aux dés, 1978, page 220)
L’action est nécessaire à la confrontation de nos idées, croyances et principes et de ceux des autres. L’action, c’est aussi prendre le risque de cette confrontation. À tous les niveaux de la pensée, il faut développer la maturité de reconnaître que l’on a tort lorsque l’avancement de la science nous le démontre.
Mais dans l’action, comme nous le rappelle Albert Camus dans La peste, « il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible ». Donc le savoir-faire doit être au rendez-vous. Cela signifie aussi, selon Albert Jacquard, que « [p]lus nous sentons le besoin d’agir, plus nous devons nous efforcer à la réflexion. Plus nous sommes tentés par le confort de la méditation, plus nous devons nous lancer dans l’action ». Et selon Diderot : « L’observation recueille les faits; la réflexion les combine; l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. »
Travail et spiritualité
Ici encore, qui d’autre que Simone Weil pour nous instruire sur le lien qui doit exister entre travail et spiritualité :
« Si d’une part toute la vie spirituelle de l’âme, d’autre part toutes les connaissances scientifiques concernant l’univers matériel, sont orientées vers l’acte du travail, le travail tient sa juste place dans la pensée d’un homme. Au lieu d’être une espèce de prison, il est un contact avec ce monde et l’autre. » (Weil, précité, pages 122 et 123)
« À l’évidence, le travail est une nécessité vitale pour l’être humain : c’est par le travail que l’individu peut exprimer son potentiel, mettre à l’épreuve ses capacités, se dépasser, définir son identité et faire quelque chose d’utile pour lui-même, pour sa communauté et le monde en général. Simone Weil, peut-être la plus grande philosophe du travail de ce siècle [le XXe siècle] a souligné que le travail permet l’adéquation entre la pensée et l’action, et entre l’esprit et la matière. Le sens du travail est inévitablement associé au sens d’une vie utile, qui produit quelque chose de positif pour soi, les autres et le monde. » (Thierry Pauchant, La quête du sens, 1996, page XV)
Et ceci :
« Tout le monde répète, avec des termes légèrement différents, que nous souffrons d’un déséquilibre dû à un développement purement matériel de la technique. Le déséquilibre ne peut être réparé que par un développement spirituel dans le même domaine, c’est-à-dire dans le domaine du travail. » (Simone Weil, précité, page 128)
Et encore ceci, rapporté par Thierry Pauchant :
« Cette conception du travail de Simone Weil, selon laquelle le travail n’est pas une malédiction, mais une rédemption, si les conditions de son exercice ne sont pas pathologiques, mais pleinement consenties, constitue une philosophie radicalement différente du travail. » (Thierry Pauchant, Cahiers Simone Weil, page 138)
Et voici ce qu’en pense une femme d’affaires :
« En effet, la spiritualité joue un grand rôle dans ma vie. Pour moi cette notion n’a rien de compliqué : elle réside simplement dans notre compréhension globale de la vie, de l’être humain et de l’esprit qui nous habite. Elle est un éveil à la compréhension de la réalité humaine dans toute sa dimension, éveil qui s’amorce généralement par un questionnement personnel quant à notre rôle sur la terre : est-on réellement ici seulement pour manger, boire, dormir et travailler? L’on est tous habité par une certaine énergie, un esprit. Cette réflexion m’a donné une sensibilité nouvelle sur moi-même et sur les autres, en plus de me faire réaliser que j’ai des choses, parfois importantes, à faire et à dire. Je ne crois pas être investie d’une mission particulière : je pense que c’est aussi le cas de chaque être humain . » (Liliane Colpron [de la boulangerie Première Moisson], « L’éthique et les affaires, une quête de sens », Entreprendre, hors-série no 18, page 33)
(Page révisée en date du 30 mai, 2022)