Frédéric Lenoir
La puissance de la joie
Dans, La puissance de la joie (Lenoir, 2015) un ouvrage très bien écrit et très bien structuré, Frédéric Lenoir nous fait part de ses recherches et expériences sur la joie.
Il puise régulièrement dans les enseignements de Spinoza. Ce grand philosophe qui nous propose, autant que faire se peut, de s’éloigner de ce qui nous attriste et de s’approcher de ce qui nous rend joyeux. Spinoza nous rappelle aussi que l’humain ne naît pas libre et que notre liberté se gagne aux prix d’efforts.
Frédéric Lenoir nous pose la question : comment favoriser l’émergence de la joie? Il y voit trois approches :
1) Par des bonnes attitudes telles par exemple, l’attention; la présence; la méditation; la confiance et l’ouverture du cœur; la bienveillance; la gratuité; la gratitude; la persévérance dans l’effort; le lâcher-prise et le consentement; et, la jouissance du corps.
2) En suivant un chemin de déliaison, c’est-à-dire faire un effort d’introspection pour devenir de plus en plus nous-mêmes. Prendre ce qui nous convient et se débarrasser de ce qui ne nous convient pas. Ce qui ne nous convient pas est souvent des habitudes, croyances et caractéristiques culturelles qui nous viennent de notre famille, du milieu où l’on vit.
L’introspection implique la recherche éthique individuelle laquelle, « mène donc nécessairement à la réalisation du bien commun. Ou, pour le dire autrement, en reprenant cette magnifique formule de Gandhi : c’est en se changeant soi-même qu’on changera le monde. La véritable révolution est intérieure » (Lenoir, 2015, précité, page 117).
3) Et, inversement, un chemin de reliaison, d’amour, qui nous permet d’être accordés au monde et avec les autres de manière pleine et juste. Cela, en concomitance avec la déliaison.
Dans le cadre de ce processus de reliaison, Lenoir cite « l’amour d’amitié » comme un moyen puissant de rapprochement. Ce moyen qu’Aristote avait déjà identifié et nommé : Philia. Nous pouvons dire que ce sentiment permet une forte synergie entre les partenaires dans la réalisation d’un projet commun.
Le plus bel exemple de « l’amour d’amitié » dans l’histoire, rapporté par Lenoir, est celui vécu entre La Boétie et Montaigne. D’où cette expression de ce dernier comme réponse au pourquoi de cette amitié : «Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Lenoir nous rappelle aussi qu’aimer une personne c’est reconnaître la liberté de cette personne, ce n’est pas accaparer et contrôler son existence.
À propos du don, souvent le résultat d’un amour sans condition, l’auteur nous rappelle cette parole du Christ : « Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir».
Vivre en harmonie avec les autres et la nature est certes une autre grande source de joie. Cela se vit en contemplant la nature.
Plaisir bonheur et joie
À juste titre et pour éviter toute ambiguïté à cet égard, l’auteur nous rappelle la distinction à faire entre le plaisir, le bonheur et la joie.
Le plaisir est instantané. Bien qu’indispensable à la vie, il est non durable. Il faut alors plutôt chercher le bonheur selon les enseignements des anciens philosophes. Selon eux, la plus grande qualité pour maximiser son bonheur est le discernement. Le juste milieu nous dit Aristote.
Il existe une troisième voie plus intense qui nous vient souvent de causes extérieures : c’est la joie. Elle a une grande qualité : c’est d’être communicative. Peut-elle être durable? Cela reste à voir et est discuté ci-après.
La joie parfaite
Pour atteindre la joie parfaite, Lenoir propose la prise de contrôle de l’« ego » et du « mental » pour retrouver le Soi véritable. Dit autrement, s’ouvrir à la vraie réalité, laquelle nous était filtrée par l’ego et le mental.
Pour nous illustrer, ce que sont l’ego et le mental Lenoir nous propose de faire un détour via la philosophie de l’Inde et définit ainsi ces deux éléments vitaux de notre personne :
L’ego :
« c’est donc le logiciel de notre perception de l’agréable et du désagréable que l’éducation va nous apprendre à maîtriser. Parallèlement, l’ego est le support de nos émotions : peur, colère, tristesse, joie … qui contribuent de manière déterminante à la construction de notre personnalité, en modifiant nos comportements, nos pensées, nos croyances, nos appétences, nos répulsions. Notre fonctionnement émotionnel accompagne le développement de notre ego. » C’est le « Moi » dans la psychologie de Freud.
Le mental :
« La mission du mental est de nous faire accepter le réel, même lorsqu’il n’est pas acceptable. À justifier l’absurde, le dramatique, à lui trouver des raisons, des causes, pour nous permettre de survivre donc aussi de grandir. »
Pour nous protéger, le mental peut même nous amener à nous mentir à nous-mêmes. Pour Freud, le plus grand mensonge du mental est l’invention de Dieu.
Lorsque libéré de l’ego et du mental, la raison et l’intuition peuvent agir plus librement. C’est aussi ce qu’évoque l’éveil élucidé par le Bouddha. La raison et l’intuition peuvent alors prendre le contrôle de notre vie. Cette transformation vers la joie parfaite ne peut cependant se réaliser instantanément. Il s’agit plutôt d’une expérience progressive.
L’intuition, ainsi libérée, peut nous ouvrir à Dieu, nous dit Lenoir. Ce Dieu n’est pas un Dieu personne, il est la nature tout entière. Ce qui fait dire à plusieurs que Dieu est aussi en nous.
Cette intuition permet aussi à Bergson d’énoncer cet élan vital à la base de notre créativité. Bergson attribue à l’âme l’unicité de chacun et conséquemment cette capacité que nous avons d’exprimer ce qui est unique en nous.
La joie de vivre
Dans ce dernier chapitre, l’auteur nous fait réaliser que le cheminement qu’il propose nous permet finalement de retrouver la joie enfantine. Il nous rappelle en passant les bienfaits de la vieillesse, et son retour à l’enfance.
La joie de vivre n’a d’autre cause que simplement le fait d’exister. À cet effet, il nous fait la description de ses expériences en Inde au milieu de gens qui n’ont pratiquement rien. Alors que nous, avec toutes nos richesses matérielles et nos sociétés mieux organisées, nous avons oublié l’essentiel. Cela fait dire à Bergson que l’introduction des machines nées de l’intelligence humaine commande un « supplément d’âme » : « la mécanique exigerait une mystique ».
En fin de compte, nous dit Bergson : « La joie parfaite réside dans ce « oui sacré » à la vie. »
Épilogue
L’auteur nous propose comme épilogue une réflexion sur la sagesse.
« La sagesse, même si elle est exigeante, et sans doute aussi parce qu’elle est exigeante, fondée en raison et validée par l’expérience, survivra aux modes universitaires et aux sarcasmes de ceux qui n’ont jamais tenté de s’en approcher »
nous dit-il. Il nous dit aussi qu’à l’inverse d’une certaine sagesse de l’ataraxie, « La sagesse de la joie rime avec engagement. »
Vivre la sagesse de la joie signifie faire notre petite part pour un monde meilleur.
Discussions
En ce qui concerne la notion de bonheur, il est très intéressant ici de prendre en compte l’enseignement de Boris Cyrulnik; celui-ci nous rappelle qu’il n’existe pas de bonheur parfait pas plus que de malheur parfait. Il suggère aussi qu’il y a alternance entre le malheur et le bonheur. Conséquemment, il est plus difficile d’apprécier le bonheur si on n’a pas connu le malheur. Nous pouvons extrapoler cette constatation à la notion de joie. Je prends donc ici quelque peu mes distances par rapport à l’auteur de La puissance de la joie. Je ne crois pas que la joie parfaite n’existe pas plus que le bonheur absolu. Mais ce n’est là qu’un point de vue et possiblement qu’une question de nuance.
À propos de la concomitance entre la déliaison et la reliaison. Il m’apparaît nécessaire que la déliaison doive précéder du moins partiellement la reliaison.
L’auteur a bien raison de dire que cette transformation vers la joie ne peut se faire instantanément, qu’il s’agit plutôt d’une expérience progressive. Je propose de mettre ici en parallèle l’enseignement de Joseph Basile. Dans son petit livre : « La formation culturelle des cadres et des dirigeants d’entreprises (Joseph Basile 1965 ) il y suggère l’importance de l’alternance entre l’étude, la réflexion et l’action. Pour schématiser sa pensée, Basile nous propose que l’homme évolue suivant une spirale et que cette spirale croise à tour de rôle trois axes identifiés comme étant l’étude, la réflexion et l’action.
À propos de l’idée de Dieu, ma position d’agnostique pourrait se justifie en opposant d’une part, la reconnaissance intuitive exposée ici par Lenoir et d’autre part, la capacité d’abstraction des humains d’exprimer et de transmettre ce qu’ils imaginent. Harari qualifie cette extraordinaire capacité d’abstraction de révolution cognitive. Elle est apparue, selon lui, il y a quelque 70 000 ans. (voir Harari, Histoire de l’humanité, sous l’ onglet « Réflexions »). Elle est donc fortement ancrée dans notre subconscient… Il n’y a pas de preuve que Dieu existe, nous n’en percevons la potentialité que par l’intuition.
L’auteur à raison d’attirer notre attention sur les bienfaits de la vieillesse. L’expérience, la culture accumulée et la redécouverte de la joie enfantine sont des éléments importants nous permettant d’atteindre la sagesse. Mais, devons-nous nous demander si cette sagesse, faite de joie, est menacée par l’intelligence. Avec le développement du génie génétique et de la cybernétique : « qui de l’intelligence ou de la conscience l’emportera », se demande Harari? (voir Harari, Histoire de l’avenir, sous l’onglet « Réflexions »)
Lenoir nous propose que la vie simple favorise le maintien de la joie parfaite. Pour appuyer son propos, il nous fait part de ses observations au cours de sa visite aux Indes. Pour nous, cela ne peut vouloir dire le retour à un tel dépouillement. Cette réalité nous incite toutefois à réfléchir sur le concept de simplicité volontaire. Lequel évidemment doit s’exercer avec discernement. Il ne peut être question pour nous de mettre de côté les acquis obtenus par la science.
En épilogue, Lenoir propose que « la sagesse de la joie rime avec engagement ». Cet énoncé ramène au premier plan le concept de leadership puisque, engagement rime avec influence et avec mobilisation. Il y a ici un rapprochement à faire entre cette proposition de Lenoir et le monde du travail. Toute action doit être accomplie dans le but de rendre service. Et pour rendre service, la bonne volonté ne suffit pas, il faut le savoir-faire, il faut la compétence.
Je n’hésite pas à conclure en vous recommandant de lire La puissance de la joie. Cela vous fera du bien d’une façon ou d’une autre.