L’esprit d’entreprise
« Les rêves des philosophes ont de tout temps suscité les hommes d’action qui se sont mis à l’œuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l’avenir. »
Anatole France
Introduction
Sur ce site, sous l’onglet « Philosophie » j’ai effleuré le sujet de l’esprit d’entreprise. J’aimerais ici reprendre les éléments importants de cet essai, mais en mettant l’accent sur l’esprit d’entreprise et en développant davantage ce concept. Il s’agit donc, de se poser la question : « Comment l’esprit d’entreprise émerge-t-il de la tradition philosophique? » et d’essayer d’y répondre.
Définition
L’esprit d’entreprise est cet état d’être, que l’on retrouve chez certains individus et qui les pousse à entreprendre, c’est-à-dire se placer dans un état propice à créer, à construire. L’accent est mis ici sur la personne et non sur l’entrepreneuriat qui est la fonction exercée par l’entrepreneur.
Spiritualité laïque
Sujet délicat s’il en est un, la spiritualité fait fuir. Qu’est-ce que la spiritualité vient faire au début d’un essai sur l’esprit d’entreprise? Il est important de prime abord, de considérer l’expression dans son ensemble soit la spiritualité laïque. Le qualificatif laïque est crucial. Il ne s’agit pas ici de foi et encore mois de religion. Il s’agit de cet état d’âme que nous ressentons devant ce qui nous dépasse, ce que nous percevons arrivés aux limites de la connaissance. Nombre de grands penseurs le diront, un bon moyen pour cultiver cet état d’âme est de s’adonner à la contemplation de la nature. Penser par exemple aux cimes enneigées des montagnes en hiver et au coucher de soleil sur la mer en été. Nous pouvons alors nous demander, entre autre, pourquoi la nature est-elle belle? Est-ce que cette beauté porte un message? La recherche de réponses à ces questions fait de nous des êtres chercheurs, créateurs et entrepreneurs. Toutes nos énergies physiques et psychiques se mettent alors en œuvre dans l’expression de notre unicité. Selon Henri Bergson (1859 – 1941) cette « énergie créatrice » qu’il qualifie aussi « d’élan vital »[1] dont nous sommes tous pourvus « doit se définir comme amour »[2]. La prise de conscience du mystère perçus aux limites de la connaissance, entre l’immanence et la transcendance nous mène vers l’ultime valeur humaine, l’amour. Nous pouvons alors entrevoir un lien entre spiritualité et esprit d’entreprise. Il y a certainement communion de pensée entre Henri Bergson et ce grand scientifique et mystique qu’était Pierre Teilhard de Chardin (1881 – 1955). Ce dernier définissait l’amour comme une forme d’énergie formidable, mystérieuse et universelle[3].
L’aventure spirituelle nous fait aussi prendre conscience que l’humanité est en marche – en évolution comme le fait remarquer Teilhard de Chardin – et que nous sommes tous des contributeurs à cette évolution.
Réflexions philosophiques
Plus de 62 ans d’alternance entre l’étude, la réflexion et l’action m’ont amené à construire une échelle de valeurs personnelles ce faisant, à résoudre ma quête du sens de l’existence.
Ma recherche spirituelle avec l’aide de Bergson et Teilhard m’a conduit à l’Amour qui est à la fois énergie psychique et physique. Ces deux grands penseurs étaient croyants, mais il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour adhérer à cette valeur de base qu’est l’Amour. À preuve, Luc Ferry nous propose l’Amour comme une valeur transcendantale laïque :
« Ce n’est plus par patriotisme, par devoir ni par civisme que l’on s’engage en politique, dans une association ou dans une vocation, fût-elle seulement réservée, comme celle d’un père, ou d’une mère de famille, à la seule sphère privée, mais parce qu’on aime la justice, la fraternité, la nature, la vérité, ou même plus simplement encore, ses enfants, ses proches, ses amis, bref, parce qu’on aime la relation aux autres quand elle s’inscrit dans un horizon de sens »[4]
« … contrairement, là encore, aux idées reçues, l’amour, dans la sphère privée, fut un extraordinaire facteur d’ouverture aux autres, d’élargissement de la pensée et de l’horizon. Non pas un repli sur soi, un enfermement, une privatisation de la vie, comme on l’a cru si souvent, mais, tout à l’inverse, un souci nouveau et plus profond du collectif. »[5]
J’adhère sans difficulté à cette proposition de Luc Ferry. Agir par Amour est le meilleur guide qui soit dans l’action, car cela implique le respect des quatre valeurs fondamentales que l’on peut en déduire. Nous voulons pour ceux qu’on aime que du Beau, que du Vrai, que du Bien et ce faisant (dit Luc Ferry) notre action déborde sur la place publique en Harmonie avec tous les humains et autant que faire se peut avec l’environnement. Dans l’action, aucune de ces quatre valeurs fondamentales ne doit être exclue, car elles sont toutes de même importance. Leur importance et leur interrelation sont au centre de ma réflexion philosophique. La beauté avec tous ses mystères joue un rôle capital dans l’avancement de l’humanité. L’absence de beauté, dans certaines sphères de l’activité humaine, n’est pas étrangère à l’agressivité qui souvent y règne.
Ainsi, la philosophie nous aide à faire le lien entre les valeurs fondamentales et notre existence de tous les jours ; c’est vrai pour toute action, encore plus pour l’entrepreneur quel que soit son enthousiasme.
Dans le feu de l’action, alors que le temps de penser souvent manque, il est essentiel de se poser quatre questions de base avant toute décision si nous voulons respecter les valeurs identifiées ci-dessus. Ces questions concernent l’esthétique, le savoir-faire, l’équité et le développement durable. Évidemment, le projet idéal est rare et la plupart du temps des compromis sont inévitables, mais il demeure que la recherche de l’idéal doit nous guider en tout temps.
Pour certains, et cela est souvent particulièrement vrai chez les entrepreneurs apparaît une forme de sublimation du sentiment amoureux. L’amour déborde le couple, le clan et s’adresse directement à de plus grands groupes voire à l’humanité tout entière. Nous verrons ci-après l’apport de la psychologie à cet égard.
Les valeurs mises en évidence par cette réflexion philosophique montrent encore mieux la relation qui existe entre la spiritualité laïque et l’esprit d’entreprise.
Quelques éléments de psychologie
Le voyage le plus important que les humains puissent faire et le seul essentiel c’est le voyage au fond d’eux-mêmes. Sans une connaissance minimale d’eux-mêmes, les humains sont bien mal préparés à vivre avec leurs semblables. Ceci est particulièrement vrai pour ceux et celles qui veulent entreprendre.
L’énergie psychique qui se transforme en énergie créatrice telle qu’identifiée précédemment comme émanant de la spiritualité laïque, a aussi intéressé les psychologues. Cette énergie se manifeste sous forme de pulsions qu’il nous faut apprendre à utiliser avec discernement. Le psychiatre Pierre Bour (1917 – 2003) nous aide à comprendre cette manifestation. Il invente des mots pour bien distinguer les pulsions de leurs manifestations, et définit le tout comme suit :
« L’ambitio, apparue […] avec les premiers instants de la vie, sert de pivot à la constitution et à l’accroissement de notre personnalité : son objet est donc l’affirmation, l’accroissement et la disposition de nous-mêmes; elle nécessite par ailleurs le concours de l’agressio, dont l’objet est notre protection contre toute intrusion (physique ou psychique), contre tout mirage, en même temps que la force (le ‟punch”) nécessaire pour vaincre les obstacles à la réalisation de nous-mêmes, et faire face à la résistance de la matière. Enfin l’attractio, pulsion ordonnée aux objets de nos attirances puis de nos désirs, qui permet à l’homme de s’enrichir et de se dépasser (dans la génération, dans la contemplation ou dans ses créations) ne peut s’articuler qu’en prolongement de l’ambitio qu’elle couronne, mais au pôle opposé de l’agressio. En effet si notre équipement pulsionnel nous permet de nous situer dans le monde environnant, nous ne pouvons tourner sainement vers tel objet précis à la fois notre disposition pour et notre disposition contre. »
[…]
« Tout en reconnaissant entre ces divers courants pulsionnels une étroite liaison dynamique, on peut admettre en bref que, selon leur implication dominante, à l’ambitio correspond la tête, à l’agressio correspond la main, et le cœur à l’attractio. À ces trois pulsions fondamentales qui nous accompagnent de la naissance à la mort, s’ajoutent deux besoins vitaux, inséparables de notre dynamique psychique inconsciente, à savoir notre capacité d’assimiler ou d’éliminer que nous avons respectivement désignés par les termes d’assimilatio et d’éliminatio ».[6] Nous avons compris que ces deux fonctions, indispensables à la vie, concernent à la fois le plan physiologique et le plan psychique.
Le jeu d’équilibre entre ces cinq pulsions précitées est essentiel, surtout que d’entrée de jeu l’entrepreneur canalise naturellement plus d’énergie vers l’ambitio.
À ce chapitre de la psychologie postfreudienne l’amour redevient au centre de l’agir des humains. Cette façon de penser la psychologie rapproche de la pensée de Teilhard de Chardin. Il s’agit bien cependant ici de l’amour humain. Alors que Teilhard de Chardin transcende l’amour en Amour universel. Il n’y a pas de contradiction, l’un tend vers l’autre.
Comme Pierre Bour, Carl Gustave Jung[7] (1875 – 1961) utilise le modèle de l’arbre pour visualiser l’inconscient. Jung qualifie l’inconscient profond d’inconscient collectif. Puisqu’à ses yeux cet inconscient profond est le même pour tous les humains. Nous sommes donc tous « façonnables ». Les apprentissages philosophiques, psychologiques, scientifiques (ce qui inclut le management) et artistiques (vision, intuition et créativité) sont essentiels au développement de l’esprit d’entreprise.
Application à l’esprit d’entreprise
« L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine. »
Simone Weil, L’enracinement, Folio essais (1949), p. 25
« La richesse n’a jamais suffi à faire une civilisation. La misère encore moins. Il y faut aussi de la culture, de l’imagination, de l’enthousiasme, de la créativité, et rien de tout cela n’ira sans courage, sans travail, sans effort. »
André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Albin Michel (2006), p. 41
L’esprit d’entreprise trouve donc ici ses racines philosophiques profondes. Il y trouve aussi sa légitimité et sa justification. Celui qui est animé par l’esprit d’entreprise en s’appuyant sur cette philosophie de l’Amour trouvera dans celle-ci une source de motivation de grande qualité. Plus que le besoin de réussir ; de se prouver ; le besoin de rendre service.
Cette philosophie qui d’une part est source de motivation profonde et de légitimité nous rappelle d’autre part ses exigences.
Comme l’a si bien décrit Joseph Schumpeter (1883 – 1950) la personne qui entreprend est perturbatrice de l’ordre établi. Perturbatrice certes de l’ordre économique, mais aussi dans certains cas de l’ordre social (pensons aux réseaux sociaux) et de l’état de l’environnement (pensons à l’exploitation minière).
Pour pouvoir respecter les valeurs démontrées par cette philosophie, l’entrepreneur se doit alors d’être une personne de culture. C’est-à-dire une personne de culture générale au-delà du savoir-faire intrinsèque à son activité professionnelle. Cette culture permet alors une ouverture d’esprit et rapproche l’action, des besoins des humains qui sont tout autre que des êtres unidimensionnels. Aujourd’hui, les moyens de communication rendent plus disponible l’héritage culturel. Il y a donc de moins en moins d’échappatoires à être une femme ou un homme de culture pour ceux qui veulent agir.
De plus, la culture est tout aussi importante comme guide des petits gestes comme des grands. Ces petits gestes peuvent être amplifiés s’ils sont accomplis avec vision, dans une perspective d’une contribution à l’avancement des choses. La culture permet ce lien essentiel. Un mode d’action trop isolé place le sujet dans une situation plus risquée et l’expose à manquer de jugement. La tentation est grande, au nom du profit, de pousser une spécialité à outrance et ainsi oublier la pause de la réflexion et conséquemment oublier l’orientation à donner à son travail.
Qui plus est, à ce stade de l’évolution, les humains possèdent ce qu’il faut pour apporter leur contribution sans qu’il soit nécessaire de recourir à une quelconque divinité. Le bagage culturel aujourd’hui assemblé est suffisant pour nous permettre d’éviter les conflits interreligieux, interculturels et interraciaux. Et, ce bagage culturel chacun de nous peut contribuer à son enrichissement. Plus cet enrichissement culturel fonctionne bien plus grande est notre capacité d’aimer.
Vivre en ayant comme idéal la philosophie de l’Amour, accompagnée d’une bonne connaissance de soi, donne à l’esprit d’entreprise ses lettres de noblesse.
(Page revue le 25 juillet 2024)
[1] Voir Jeanne Hersch, L’étonnement philosophique Gallimard (1993), p. 341
[2] Joseph Basile, citant Bergson dans La formation culturelle des cadres et des dirigeants d’entreprises, marabout service (1965), p. 81.
[3] Pierre Teilhard de Chardin, Sur l’Amour, Éditions du Seuil (1967), p. 7
[4] Luc Ferry, La révolution de l’amour, Plon (2010), p. 25
[5] Idem p. 139
[6] Pierre Bour, Les racines de l’homme, Robert Laffont (1976), p. 529 et 530
[7] C. G. Jung, Les racines de la conscience, Buchet/Chastel (1971)